Un millimètre

Un millimètre

Je suis parti courir. En suivant la ligne. Pas la ligne rouge ou bleue du hockey, même si je m’ennuie terriblement de mes boys du mercredi soir; pas non plus la ligne verte du film avec Tom Hanks, à voir si ce n’est déjà fait; ni même la ligne blanche tracée à la chaux des terrains de balle de notre enfance.

Quant à l’autre ligne blanche, celle qui passe par le nez, si vous avez ça dans vos habitudes, vous êtes sûrement trop sur les nerfs pour avoir le temps de me lire.

Non, j’ai suivi la ligne jaune, toute neuve, courtoisie de la Ville qui confirme ainsi annuellement le retour de la belle saison. De la peinture sur de l’asphalte. Pas la façon la plus écologique de lancer l’été mais la tradition est là.

À Chambly, autre changement dans le décor que nous apporte l’été, la présence des joueurs de pétanque. J’avais encore le nez sur la ligne jaune quand je les ai entendus, pour la première fois de l’année.

Ils sont quelques dizaines sur ce terrain où il semble n’y avoir qu’un seul groupe d’âge, qui commence à « faites attention en vous pliant » et qui va jusqu’à « on va prendre vos signes vitaux entre deux lancers ».

On s’entend que, pour cette gang-là, le confinement a duré un peu plus longtemps. À la pétanque, il n’y a pas vraiment de circuits mineurs. Pas de pétanque pee-wee ou bantam (avec des estrades remplies de parents qui crient), pas de sport-étude, pas de pétanque sans contact, pas de pétanque de garage. Juste la grosse affaire, mixte, deux soirs par semaine, du sérieux.

Ils ont dû avoir la Covid difficile, c’est certain. Mais ça ne semble pas avoir altéré le niveau de compétition. Je tends l’oreille en passant à côté :

– M. Boulianne, c’est la mienne qui est la plus proche
– Jamais de la vie!
– On va se mesurer, alors?
– Pas de besoin de mesurer, je le sais comment tu mesures!
– M. Boulianne, c’est la première de l’année…
– On sait ben, toi, c’est toujours pareil…

J’ai perdu la suite en courant mais au retour, je n’ai pu résister à la tentation de repasser par le parc, question de voir où en étaient nos champions. M. Boulianne bougonnait encore. Un peu. Pour la forme je dirais.

Une réputation de bougonneux, ça se gagne avec le temps. Ça se maintient avec du travail et de la constance. Ce n’est pas un virus ou un démarrage tardif de saison qui va faire flancher un vétéran.

Mais je gagerais qu’au fond de lui, M. Boulianne était tellement heureux d’être là à s’obstiner. De réaliser qu’il est toujours de calibre, qu’il a encore au moins une bonne saison dans le corps et que ses adversaires ne l’auront pas facile. Je pense même qu’en lui tordant un peu le bras il aurait fini par l’admettre :

Sa balle était un millimètre plus loin. Un gros millimètre.

Tina et Tom

Tina et Tom

Je suis parti courir. Normalement, je prête attention au choix de musique avant de me lancer mais pas cette fois. J’ai ouvert l’application et appuyé au hasard. Avec l’option « aléatoire » et 3508 chansons dans mon iPhone, ça offre pas mal de possibilités d’enchaînements. Règle générale, l’appli fait une bonne job. Les choix sont parfois surprenants mais ça se tient.

Rien à signaler jusqu’au 5e kilomètre, la musique est OK. J’arrive à la rue Bourgogne… mais soudainement c’est au bar l’Escale de Chambord, Lac-Saint-Jean que je me retrouve. Mesdames et messieurs, Tina Charles! Oui, celle du succès disco « I Love To Love ».

La chanson se trouve sur mon iPhone à cause de Denise, Mme Ménard. J’avais 17 ans, je la « cruisais » à l’Escale, Denise faisait une fixation sur Tina Charles, tellement qu’elle a dû user le 45 tours du juke-box*. Pour le reste de l’histoire du Tome 1 de nos fréquentations, je laisse à Denise le soin de vous le raconter en personne un de ces jours. Elle le fait avec brio, sur fond (on imagine) de violons qui tirent les larmes, avec des pauses pour laisser de la place aux Aaaah! et Ooooh! et même des options pour que son public fasse un ou deux commentaires pas flatteurs à mon sujet. Disons juste que c’est pas moi qui a le beau rôle.

Tina finit son tour de chant. Pas très long, pareil comme sa carrière.

Le iPhone enchaîne avec… Tom Waits. Il n’y a absolument rien de commun entre Tina et Tom. Tom Waits, c’est un auteur-compositeur qui a un style unique. Un mélange de rock, blues, jazz et musique expérimentale. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Wikipédia. Une voix que tu peux développer seulement si tu déjeunes régulièrement d’un bol de vis rouillées avec un verre de térébenthine et que tu t’essuies la bouche avec du papier sablé. À côté de lui, Éric Lapointe sonne comme un crooner. Ça, par contre, c’est moi qui le dit.

Pareil enchaînement sans rapport de Tina suivi de Tom, ça laisse songeur sur le fonctionnement de la fonction « aléatoire » de mon application de musique. J’ai ma théorie là-dessus. En fait, je pense que toutes les patentes de savants algorithmes pour assortir la musique d’Apple, c’est de la grosse bullshit.

En réalité, il doit y avoir quelque part chez Apple une immense salle de contrôle. Pensez à celle de la NASA. Avec une lumière qui allume sur un panneau quand mon appli de musique démarre. Devant le panneau, un technicien, disons Bruce.

Bruce, donc, il voit la lumière de ma bibliothèque musicale allumer et il se dit : « F..k, il a mis ça sur aléatoire. Va falloir que je m’occupe des changements ». Mais il a la tête ailleurs. Trop de lumières allumées en même temps, pas assez de café, il est sur son Instagram, je ne sais pas, moi. En tout cas, il l’échappe et c’est comme ça que je me retrouve avec la suite Tina et Tom, ce qui ne fait aucun sens.

À moins, bien sûr, que j’aie tout simplement manqué le bouton « aléatoire ». La musique a joué en ordre alphabétique. D’abord The Temptations, ensuite Tina et Tom. Je me souviens d’avoir eu Tony (Bennett) après eux.

Je me suis peut-être un peu énervé pour rien. Sorry Bruce

*Note : Je reconnais qu’il y a ici une suite d’expressions qui témoignent de nos âges.