Chaque matin, lorsque la première heure de travail est enfouie, je divague hâtivement dans mes onglets habituels. J’ouvre les pages de la Presse, du Devoir, et choisis mes cinq articles du jour, à lire absolument. Puis, je consulte le bulletin météorologique truffé de titres dystopiques (« Un grand oublié balaiera le Québec en novembre, voyez lequel », « Record foudroyant battu à Montréal, du jamais vu »). Enfin, j’écrase le spleen et l’écoanxiété par ma dérobade habituelle – le sport – en consultant les entraînements d’amis et athlètes professionnels sur Strava. Média social des sports d’endurance, ce géant moissonneur recueille les données phares (distance, vitesse, géolocalisation) des sorties humaines en tous genres, laboratoire-vitrine de prouesses – petites comme grandes – tous azimuts. Vitrine, car on peut par la suite enjoliver les chiffres à coup de photos, de commentaires, d’épanchements. Et moi, stérile observateur, je brandis de petits pouces niais orange en retour. Je fais ça tous les jours, du lundi au vendredi.
Les jeunes garçons aiment semer aux quatre vents un aveu touchant que leur vieillissement éteint pudiquement à petit feu : « mon papa est mon héros ». On n’imagine pas à dix ans homme plus considérable que ce fiscaliste rompu au ski de fond et amoureux d’Elton John qu’on a pour père. Plus tard, les illusions tombent et notre héros même fait parfois s’évanouir sa légende et notre mirage. Ainsi, mon père un jour me parla d’un type qu’il avait connu sur les versants du ski alpin universitaire québécois. C’était assurément un Anglo, papa l’appelait Chip. Son vrai nom, je l’ignore. Mais j’appris qu’il devint l’un des meilleurs descendeurs canadiens et, si ce n’était d’interminables études, aurait été capable d’éroder l’inexpugnable iceberg autrichien. Chip était, d’après la légende que lui érigeait mon père, surdoué, gentil, beau, drôle, intelligent; en un mot, invincible. Ou tout juste. Une maladie foudroyante lui déroba ses plus belles années, période de constitution héroïque et d’élévation en mythe. Et pourtant, ce disparu dont je ne connais à peu près rien, que je n’ai jamais rencontré, plus de trois décennies après sa mort, renait aujourd’hui au bout de mes doigts sous vos yeux lecteurs. « Le tombeau des héros est le cœur des vivants », disait Malraux.
Victor Hugo écrivit abondamment sur ceux qu’il nommait les hommes océans. Horace, Dante, Virgile, Shakespeare et compagnie. Je me contenterai ici de moins, néanmoins de beaucoup, épluchant à mon échelle l’autre Chip, mon ami Simon, sorte de draveur glissant sur le fleuve Strava aux rives duquel je m’attache humblement tous les matins, le pouce en l’air, l’ego ébaubi, le cœur en berne.
Les Anglais ont une belle expression – « his heart sank » – qui n’a pas son égal français au chapitre de la concision et de la puissance métaphorique. J. K. Rowling en fait maint et bel usage dans Harry Potter. Et c’est bien la petite enclume de monsieur Dursley que je porte parfois lorsque me sautent au visage les statistiques ahurissantes de Simon en course à pied. Nulle jalousie, nul mécontentement, rassurez-vous; simplement, par le truchement de la comparaison, mon ami me tend à son insu un bien cruel miroir.
Simon Lambert-Lemay est, disons-le sans ânonner, une anomalie. La première fois que la Providence claironna son nom, je regardais le Tour de France. L’animateur de RDS, pour parer l’ennui de deux cents kilomètres sur les plates routes de Champagne, s’entretenait avec un cycliste québécois qui venait tout juste de décrocher le maillot jaune des Mardis Lachine et qui amorçait le deuxième nœud de sa grande boucle : la patiente étude de l’ostéopathie au Collège d’études ostéopathiques de Montréal. Dès septembre, comme moi! Moi, maître fondeur et bon coureur, saurais naturellement fraterniser avec l’homme fort du vélo. Ce serait la rafle; tous les honneurs du Collège et de la profession dans nos seuls filets, à coup sûr!
Mais une gêne bien vite me rangea en retrait lorsque commencèrent les cours. J’observais ce gars aux pattes d’ours, dont l’élan en toutes choses semblait irrépressible; il comprenait tout d’emblée, écoutait le professeur d’une oreille, dormait parfois lors des démonstrations, puis palpait avec l’assurance d’un PDG. Tandis que les miennes (mes deux oreilles), attentives et toutes bourdonnantes du savoir neuf, privaient de cette symphonie mon unique instrument de travail (mes deux mains). Des honneurs d’ostéopathe, l’apanage reviendrait décidément au plus sourd d’entre nous. Ce qui advint, Simon arrachant sarrau comme maillot, foisonnant sous toutes les coutures.
Simon commençait alors à courir, et partait de loin. Un cycliste, spécialiste des arrivées en sprint et imposante locomotive de surcroît, recyclé en coureur, vraiment? Pourtant, il n’avait aucune peine à suivre lorsque nous arpentions le Mont-Royal entre le cours de Muscle Energy et celui des Viscères; au contraire, il jasait comme s’il prenait son bain, le souffle en sourdine. Lors même que je me considérais comme lui rejeton de la souffrance, je découvrais là une mécanique tout à fait extraordinaire.
La suite vous appartient; amusez-vous à en décortiquer les stupéfiantes manifestations, les chronos de Simon sur cinq kilomètres, au marathon*. Voyez à cette hauteur de quel volume hebdomadaire doivent s’acquitter les jambes**.
La suite, ma petite enclume à l’ampleur de ses secousses me la racontera tôt ou tard.
Joyeuses fêtes, amis coureurs, amis lecteurs.
* 2 h 27 à son premier.
** À peu près 170 kilomètres. Rappel : une semaine compte sept jours.