Du côté de chez Bjorn

Du côté de chez Bjorn

Cela fait une petite éternité maintenant que la Norvège me colle à la peau, que je m’affuble d’elle, de sa belle croix bleue et blanche couchée sur son lit écarlate. Né quelque part entre les Jeux d’hiver de Sarajevo et ceux d’été de Séoul, j’avais tout juste huit ans lorsque la télé me renvoya les images oniriques de mon baptême olympique, une vaste mer rouge sur fond de neige (de cette neige cristalline, faste et abondante comme il ne s’en conçoit plus tellement aujourd’hui). Lillehammer scintillante sous son azur et son soleil, emmitouflée dans ses drapeaux et ses vapeurs. Tout un peuple rieur ramassé en larges grappes, enserrant les fondeurs — le ski de fond est aux fondements de tout, là-bas — dans un tumulte de cloches et de cris, pendant civilisé du Tour de France et de son maillot jaune livré dans les hauts cols à toutes les injures, aux passions les plus exaltées. Certaines fières gueules, déposées çà et là aux abords du stade Birkenbeineren, se faisaient fines bouches; marmites et petites grilles fumaient joyeusement parmi les épinettes. L’on se plaît à croire qu’il devait bien se boire force café, quelques alcools aussi, au sein de ces grandes réjouissances nationales. On se figure comme une colonie de lutins blonds aux joues sanguines, tirant leurs rejetons sous une montagne de couvertures, enfouis dans des embarcations ayant des siècles plus tôt appareillé, pleines de Vikings atrabilaires, vers les mers noires du Groenland, puis reconverties en minuscules et braves traîneaux. En 1994, les jeux hivernaux se déployaient sur vraie neige (il ne venait à l’idée de personne à cette époque d’en autoriser la tenue dans le désert).

Bjørn Dæhlie, cet illustre nom me roule dans la bouche alors que j’apprenais encore à attacher les lettres du mien. Thomas Alsgaard, Vegard Ulvang, Erling Jevne. Plus récemment, Petter Northug, Martin Johnsrud Sundby, Johannes Høsflot Klaebo. Combien sommes-nous aujourd’hui en Amérique à ne connaître qu’un seul d’entre eux? Mais qu’importe, alors que la Norvège ne cesse d’enterrer l’oubli, d’engendrer des géants, hiver comme été, sur neige comme sur le bitume. Le triathlon, dans ses trois principales déclinaisons (olympique, demi-Ironman, Ironman), autrefois une affaire d’Australiens, de Néo-Zélandais, d’Américains et d’Anglais, est pris d’assaut depuis un an par deux rigolos de Bergen qui battent furieusement la mesure. Gustav Iden et Kristian Blummenfelt, inséparables comme Bouvard et Pécuchet, ne semblent pas à première vue attachés comme les antihéros de Flaubert à la science, mais en sont devenus les instruments de laboratoire à l’aune desquels les meilleurs se comparent, et se désolent. Un autre hurluberlu de Norvège, Jakob Ingebrigtsen, rafle tous les records et titres aux épreuves de demi-fond (1500 et 5000 mètres) en athlétisme. À première vue, on devinerait un prodige du piano, un simple étudiant en lettres ou un bibliophile invétéré. On ne donnerait pas cher de sa peau (tellement blême) aux côtés des fines jambes d’Afrique. Ce petit côté princier, cette allure dégingandée, ces départs étonnamment lents, tout pour précipiter sa chute apparente; puis, en bout de piste, des débordements implacables, des remontées fracassantes, l’index brandi sans coup férir, le visage impassible, à la limite de l’insolence.

Les Norvégiens, qui se démarquent dans la vie politique comme sociologique sur tous les tableaux, qui font figure de premiers partout et tout le temps, se montrent exemplaires jusque dans l’art de souffrir. Le test du VO2 max (lequel calcule la consommation maximale d’oxygène), vieux comme le pâté chinois, ce sont eux encore qui en rajoutent une couche et qui ne cessent d’en repousser les seuils sulfureux. Cet atavisme ne tient pas du hasard.

À l’école secondaire, chaque année, la session d’éducation physique devait culminer à son point le plus redouté, tant exécré par les élèves : le test de Cooper, qui mesure tout autant mais avec moins d’exactitude l’élasticité de nos souffrances cardiovasculaires. Il fallait alors pendant 12 minutes parcourir la plus grande distance en course. Certains se volatilisaient après quelques tours, trouvant refuge derrière les gros chênes bordant la piste. C’était pour mon frère et moi au contraire notre quart d’heure de gloire. Si taciturnes en classe, l’on faisait éclater enfin nos coquilles et chanter nos égos rabougris. La même histoire se répétait au test du bip, où il fallait courir d’un mur à l’autre du gymnase à la cadence imposée par ce signal sonore, l’intervalle de temps entre chaque son se réduisant sans cesse. À la fin, seuls jouaient encore la navette les deux frères, les Léger1, les deux gars ayant une décennie plus tôt préféré au ski alpin, au football, au hockey et aux jeux vidéos hallucinatoires l’obscurité toute scandinave du ski de fond.

L’hiver est ma Norvège, n’en déplaise à Vigneault. La Norvège, ce n’est pas un pays, c’est mon hiver. J’aimerais croire que mon Québec est aussi cette Norvège lointaine, cet hiver de 1994.

1 Par un hasard qui m’échappait jusqu’à ce jour, l’on appelle aussi ce supplice imposé aux adolescents québécois « test de Léger », test homonyme de son créateur Luc Léger, sans parenté aucune cependant avec ma famille maternelle immédiate.

Mon ami Simon

Mon ami Simon

Chaque matin, lorsque la première heure de travail est enfouie, je divague hâtivement dans mes onglets habituels. J’ouvre les pages de la Presse, du Devoir, et choisis mes cinq articles du jour, à lire absolument. Puis, je consulte le bulletin météorologique truffé de titres dystopiques (« Un grand oublié balaiera le Québec en novembre, voyez lequel », « Record foudroyant battu à Montréal, du jamais vu »). Enfin, j’écrase le spleen et l’écoanxiété par ma dérobade habituelle – le sport – en consultant les entraînements d’amis et athlètes professionnels sur Strava. Média social des sports d’endurance, ce géant moissonneur recueille les données phares (distance, vitesse, géolocalisation) des sorties humaines en tous genres, laboratoire-vitrine de prouesses – petites comme grandes – tous azimuts. Vitrine, car on peut par la suite enjoliver les chiffres à coup de photos, de commentaires, d’épanchements. Et moi, stérile observateur, je brandis de petits pouces niais orange en retour. Je fais ça tous les jours, du lundi au vendredi.

Les jeunes garçons aiment semer aux quatre vents un aveu touchant que leur vieillissement éteint pudiquement à petit feu : « mon papa est mon héros ». On n’imagine pas à dix ans homme plus considérable que ce fiscaliste rompu au ski de fond et amoureux d’Elton John qu’on a pour père. Plus tard, les illusions tombent et notre héros même fait parfois s’évanouir sa légende et notre mirage. Ainsi, mon père un jour me parla d’un type qu’il avait connu sur les versants du ski alpin universitaire québécois. C’était assurément un Anglo, papa l’appelait Chip. Son vrai nom, je l’ignore. Mais j’appris qu’il devint l’un des meilleurs descendeurs canadiens et, si ce n’était d’interminables études, aurait été capable d’éroder l’inexpugnable iceberg autrichien. Chip était, d’après la légende que lui érigeait mon père, surdoué, gentil, beau, drôle, intelligent; en un mot, invincible. Ou tout juste. Une maladie foudroyante lui déroba ses plus belles années, période de constitution héroïque et d’élévation en mythe. Et pourtant, ce disparu dont je ne connais à peu près rien, que je n’ai jamais rencontré, plus de trois décennies après sa mort, renait aujourd’hui au bout de mes doigts sous vos yeux lecteurs. « Le tombeau des héros est le cœur des vivants », disait Malraux.

Victor Hugo écrivit abondamment sur ceux qu’il nommait les hommes océans. Horace, Dante, Virgile, Shakespeare et compagnie. Je me contenterai ici de moins, néanmoins de beaucoup, épluchant à mon échelle l’autre Chip, mon ami Simon, sorte de draveur glissant sur le fleuve Strava aux rives duquel je m’attache humblement tous les matins, le pouce en l’air, l’ego ébaubi, le cœur en berne.

Les Anglais ont une belle expression – « his heart sank » – qui n’a pas son égal français au chapitre de la concision et de la puissance métaphorique. J. K. Rowling en fait maint et bel usage dans Harry Potter. Et c’est bien la petite enclume de monsieur Dursley que je porte parfois lorsque me sautent au visage les statistiques ahurissantes de Simon en course à pied. Nulle jalousie, nul mécontentement, rassurez-vous; simplement, par le truchement de la comparaison, mon ami me tend à son insu un bien cruel miroir.

Simon Lambert-Lemay est, disons-le sans ânonner, une anomalie. La première fois que la Providence claironna son nom, je regardais le Tour de France. L’animateur de RDS, pour parer l’ennui de deux cents kilomètres sur les plates routes de Champagne, s’entretenait avec un cycliste québécois qui venait tout juste de décrocher le maillot jaune des Mardis Lachine et qui amorçait le deuxième nœud de sa grande boucle : la patiente étude de l’ostéopathie au Collège d’études ostéopathiques de Montréal. Dès septembre, comme moi! Moi, maître fondeur et bon coureur, saurais naturellement fraterniser avec l’homme fort du vélo. Ce serait la rafle; tous les honneurs du Collège et de la profession dans nos seuls filets, à coup sûr!

Mais une gêne bien vite me rangea en retrait lorsque commencèrent les cours. J’observais ce gars aux pattes d’ours, dont l’élan en toutes choses semblait irrépressible; il comprenait tout d’emblée, écoutait le professeur d’une oreille, dormait parfois lors des démonstrations, puis palpait avec l’assurance d’un PDG. Tandis que les miennes (mes deux oreilles), attentives et toutes bourdonnantes du savoir neuf, privaient de cette symphonie mon unique instrument de travail (mes deux mains). Des honneurs d’ostéopathe, l’apanage reviendrait décidément au plus sourd d’entre nous. Ce qui advint, Simon arrachant sarrau comme maillot, foisonnant sous toutes les coutures.

Simon commençait alors à courir, et partait de loin. Un cycliste, spécialiste des arrivées en sprint et imposante locomotive de surcroît, recyclé en coureur, vraiment? Pourtant, il n’avait aucune peine à suivre lorsque nous arpentions le Mont-Royal entre le cours de Muscle Energy et celui des Viscères; au contraire, il jasait comme s’il prenait son bain, le souffle en sourdine. Lors même que je me considérais comme lui rejeton de la souffrance, je découvrais là une mécanique tout à fait extraordinaire.

La suite vous appartient; amusez-vous à en décortiquer les stupéfiantes manifestations, les chronos de Simon sur cinq kilomètres, au marathon*. Voyez à cette hauteur de quel volume hebdomadaire doivent s’acquitter les jambes**.

La suite, ma petite enclume à l’ampleur de ses secousses me la racontera tôt ou tard.

Joyeuses fêtes, amis coureurs, amis lecteurs.

* 2 h 27 à son premier.

** À peu près 170 kilomètres. Rappel : une semaine compte sept jours.

Éboulois éboulé

Éboulois éboulé

La journée était fort belle. Le soleil de février dardait mon écran d’ordinateur de travail, m’empêchant par manque de contraste de bien y veiller – à mon travail – et renvoyait ma propre réflexion endormie. De tuque verte des Packers et de tasse de café refroidi j’étais comme chaque matin d’hiver affublé dans cette maison laissée volontairement frette, pendant que femme et fille sommeillaient sous la lourde couette. En cachette, je meublais virtuellement les mois à venir. La trame devait aboutir à un éclat : une course. La trêve avait assez duré depuis le marathon de Boston en 2019; j’avais le cœur rasséréné, donc belliqueux. Il était dès lors tout indiqué d’effacer le souvenir bostonnais par un marathon revanche en octobre, trois semaines cependant après une première salve de 65 kilomètres dans les bois. Quelques clics, la double affaire était réglée et j’étais encore en pyjama, aveuglé dans mes rayons.

De nos jours, pareille longueur (65) n’étonne plus grand monde. Les kilomètres, les milles même, atteignent et dépassent souvent la centaine, et les « ultras » (épithète pompeuse qui me rebute et m’endort tant elle court toutes les lèvres; à ce compte, ajoutez les maudits KOM et FKT*) pullulent. Franchir le cap de la soixantaine, y’a rien là, en bref. Pis : on sombre vite dans l’oubli. Un marathon – épreuve séculaire qui cristallise mieux que toute autre l’image de l’Homme se déliant franchement les jambes – happe davantage les esprits; les épreuves à trois chiffres quant à elles rendent béat. À mi-chemin entre les deux, la marche m’était interdite, la course impraticable de bout en bout. Par conséquent, je n’étais ni Hobbit, ni Jacqueline Gareau. Ni enfoui pour de bon sous les ramures et condamné à survivre sous les étoiles, ni quitte pour un carnaval de vitesse de deux heures. Ni chameau, ni jaguar, je me ferais bourrique. Ma gloire s’érigerait quelque part dans l’intermédiarité.

Les Éboulements. N’est-ce pas là le plus beau toponyme de tout le Québec? Existe-t-il plus joli siège de la poésie dans les noms de pays de la Belle Province? Le Parnasse investit la nomenclature municipale, un peu d’or émaille enfin le granit des MRC. J’irais donc, le temps d’une longue semaine, me faire fier Éboulois.

La course prenait racine dans le Parc national des Hautes Gorges-de-la-Rivière Malbaie, quelque cinquante kilomètres au nord de notre maison de vacances. Mon alarme fixait le lever à une heure farfelue : 3 h 30, mais l’était davantage l’idée d’avaler toasts et omelette au fromage — prolongement glycémique et monochrome du spaghetti de la veille — six heures plus tôt qu’à l’habitude. Un autobus scolaire attendait les participants et décollait à 4 h 30, nous nous élancerions à 6 h, entre loup et chien comme on dit (soit le début de la journée où la clarté est telle qu’on a du mal à distinguer l’un de l’autre). C’est le profil de pareille bête d’ailleurs qui ornait les affiches de l’événement (Harricana, pour ne pas le nommer).

Google Maps établissait mon heure d’arrivée à la navette à 4 h 32. Sous les étoiles, ma voiture hurlait et je faisais d’une main malhabile le tri des choses à apporter absolument dans l’autobus : une tuque, mon passeport vaccinal, une couverture de survie en aluminium, un sifflet en forme de canard dérobé à ma fille, mille gels. Vers 4 h 35, la navette m’éludait toujours, je tournais en rond sur le boulevard Kant à La Malbaie, Google Maps me répétait que l’autobus invisible me dévisageait de ses phares absents, les cieux faisaient s’abattre quelque malédiction fortuite sur ma vie. La suite appartient à l’Histoire.

À 4 h 40, un vieux prisme rectangulaire jaune bondé décollait sur la rue parallèle, et sur la banquette brune de mon enfance, les yeux fermés, j’expirais profondément. Précoce warm-up dont je me serais sacrément passé, aurais-je dit à mon voisin masqué, mais converser tenait de la dépense inutile et mes gels s’avéraient parcimonieusement comptés.

Mon dernier contact avec la réalité paisible avant l’enlisement dans l’étonnant vacarme forestier fut la loufoquerie d’un revenant. Bruno Blanchet, armé « trail » de pied en cap, l’homme qui faisait rire plus que tout autre Marc Labrèche il y a des lunes et invité d’honneur inopiné de l’Harricana, nous intimait : « Que j’en vois pas un me dépasser! » À 6 h, nous décollions, dévalant et avalant Bruno, et je ne conserverais rien de ce héros de mon adolescence au cours des prochaines heures, sinon la survivance de quelques néologismes lointains tirés de cette époque ancienne. Des mots en « âge », comme « gossage », « niaisage ». « Piochage », corrigerait un aîné.

Car la course en forêt, hors des routes, tenez-le vous pour dit, relève d’un gros leurre inavoué. L’addition course à pied et sentiers mène à plusieurs résultats, mais l’adéquation largement reçue d’avec le plaisir et le bien-être est bancale à maints égards. Ça me rappelle ce sophisme administré par l’orienteur du cégep à mon frère — garçon habile aimant les sciences et excellent pianiste — perdu face à l’avenir. L’homme satisfait, hissé hors de la multiplication des possibles, releva le menton vers le visage déconstruit d’Antoine et l’orienta à peu près : « ingénieur de son ».

1 x 1 = 1, calcul implacable qui essentialise hélas parfois l’existence.

Ainsi, les vingt premières bornes défilèrent en trombe, autour de cinq minutes le kilomètre, assez vite pour mettre en péril tous les ligaments du tarse. Le tiers de mes provisions au moins, ce sont mes yeux qui par l’exercice douloureux d’une extrême vigilance m’en délestèrent. Brûler des calories par l’intensité du regard, mon dossard d’emblée ne m’avait pas épinglé à ce fait. Les traverses boréales, comme leurs sœurs aurore, éblouissent et aveuglent à la longue. Nulle part dans l’hémisphère septentrional, les embûches sont-elles autant légion. Voyez les passerelles montagnardes pleinement dégagées de la Californie, du Colorado, foulez les GR soyeux des mondes alpestres. Aucune commune mesure. Les gagnants des grandes courses là-bas – Western States, Leadville, UTMB – courent à peu près au même rythme ou plus rapidement que les meilleures jambes québécoises de l’épreuve du 65 km, mais sur une distance tout autre (100 milles, environ 160 kilomètres) et par un dénivelé à l’avenant (à peu près cinq fois plus de verticalité montante et descendante), en altitude de surcroit.

Chez nous, au Québec, en histoire comme en course, on se déprend péniblement de nos racines.

Mais, la course, qu’en advint-il au juste en fin de compte? Les heures et les scènes se confondent; je me souviens de m’être trompé de voie à mi-parcours et d’avoir rebroussé chemin en jurant, je me rappelle de quatre édens appelés ravitaillements ralliés tant bien que mal à des moments charnières, je me revois atteindre le cap des 42 km et trouver absurde l’idée de n’en être qu’aux deux tiers, je me réjouis des huit derniers kilomètres où par écœurement j’ai fusé dans le top 10, tout à fait in extremis.

Aujourd’hui, j’écris et je guéris mon psoas droit. J’ai fait l’impasse sur le marathon du 3 octobre dernier. La qualification pour Boston remise aux calendes grecques. Ma saison de course atteint son crépuscule, la queue de poisson est quelque peu indigeste. Les feuilles tombent, les lumières déclinent, les premiers vents froids battent les rues désertes. J’essaie de prendre quelques livres, faire le plein, m’arracher de force hors de la condition de coureur-compétiteur. Cela fera son temps. À la fin, la bourrique reviendra au grand galop.

FLD

FLD

Bien que la course me colle aux semelles depuis fort plus loin, je ne suis devenu coureur – véritablement – qu’en 2017. L’année du sauvetage, alors que mon avenir s’embrouillait, menaçait de s’écrouler, après avoir pris soudain mes cliques et mes claques et fui la profession ostéopathique en janvier. Pour seul flotteur, les championnats du monde de duathlon sept mois plus tard, à Penticton en Colombie-Britannique.

Championnats du monde, catégorie amateur j’entends, pour lesquels je m’étais qualifié l’été précédent dans ma cour – j’habitais Griffintown sur la rue Notre-Dame qui regardait au-delà du Saint-Laurent son île éponyme – au bord de l’évanouissement sous l’humidité écrasant le circuit Gilles-Villeneuve et les pourtours du bassin olympique. Qualification aisée, sans prestige, acquise d’avance (les quatre premiers hommes dans ma catégorie d’âge passaient; cinq au total s’y trouvaient). Ma qualification, un grand mot, coquille vide en fin de compte, plate omelette, pour laquelle j’ai néanmoins battu le plus grand jaune cette journée-là. Puis vidé le poulailler les mois suivants, la tête perdue dans le sable de ma vie, à déplumer le présent par l’entraînement.

Le duathlon (courir, rouler, courir) n’est pas le triathlon. Discipline obscure, rangée dans le palmarès populaire de l’endurance en bas de liste, quelque part entre le biathlon et le skiff en aviron. Et pourtant… L’entremêlement de course et de cyclisme supplante sans contredit la suite nage-vélo-course en matière de douleur. Le corps et l’esprit bien vite se trouvent noyés dans le rouge, ramollis par le doublon : courir une seconde fois fait mal. Les triathlons se gagnent à la toute fin; les duathlons se perdent dès le début.

Penticton. Championnats du monde de duathlon. Catégorie amateur s’entend. La fleur d’érable tissée dans le dos, mon nom tatoué sur les fesses, il est curieux de revêtir l’habit de la patrie, moi si peu canadien au fond. La souffrance s’achève, j’atteins le fil d’arrivée et m’effondre en larmes; mon avenir a tenu bon en fin de compte. Une semaine plus tard, je m’inscris au marathon de Philadelphie. Trois mois m’en séparent, trois mois pour renaître à la course et péter les fatidiques trois heures.

Long préambule pour en arriver à l’essentiel, non pas les championnats de duathlon de Penticton ni le marathon de Philadelphie, mais le froid, la pluie, la neige du Québec, et ces longues sorties qui prennent une drôle d’épithète en anglais : LSD, pour long slow distance, rebaptisé puérilement au gré de mes initiales pour enterrer quelque peu le slow, et y substituer la forme adverbiale du blasphème anglais. FLD.

Isabelle Daunais, pas coureuse mais enseignante universitaire et essayiste, écrit à propos du roman, qu’il « est une façon d’accéder à une ampleur de temps que bien peu d’expériences nous permettent de connaître », le singularisant parmi la palette des formes artistiques. Coureur-conteur, je m’enlise dans le temps amplifié, à dessein. Le FLD est mon canevas, cette page vierge de roman que noircit en tournant l’encre du temps. Lire Le Côté de Guermantes, courir 32 kilomètres sur le bitume mouillé, même combat : ça prend des bonnes fesses, comme dit Laferrière.

Partir à la course assez longtemps pour observer le temps changer, la journée avancer un peu, la ville modifier ses alluvions humaines. L’on revient à la maison, le ciel s’est obscurci légèrement, les promeneurs de chiens, les vieux et les moineaux ont cédé le pas (et le silence) aux badauds, aux enfants et aux mouettes. Arroseurs du matin remisés, tondeuses à l’œuvre. Les pieds, vers la toute fin, font leurs jérémiades. La douleur tisse sa toile dans le fascia plantaire, suit les fibulaires et monte d’un coup dérouiller l’appareil mandibulaire. Serrant les dents et poussant un petit rugissement, véritablement mammifère je me découvre, me résume et me consume alors. Paradoxalement, on aimerait dans ces moments que le temps et la distance affichés secrètement sur la montre placardent en scintillant nos devantures avant et arrière fatiguées au vu du plus grand nombre, par souci de transparence esthético-énergétique. Voyez, Monsieur, mon teint est blafard, et mes pieds tournent au vinaigre, mais cela fait plus de deux heures que je cisaille mes mollets.

J’écris « le froid, la pluie, la neige du Québec », mais une condition autre les embrasse et les avale à peu près : l’hypoglycémie. Hit the wall, frapper le mur, vider la tank, autant d’euphémismes costumés en métaphores boursoufflées. On estime avec ces expressions en évoquer passablement, bluffer et déculotter son auditoire, mais on dérive en vérité dans une atténuation de sens. Car le mur heurté nous impose qu’il soit ensuite ascensionné, peine autrement plus considérable au bout de laquelle seule résident les moyens de la renaissance – du sucre dans le sang. Mes hypoglycémies les plus rétives ont cependant été administrées à vélo, ces fois où sans argent ni banane je fonçais à l’ouest et à l’eau, fonçais et me vidais pour revenir promptement – avant que ne commence mon voyage en enfer sur le plat canal de Lachine aux abords de la 138 – faisant approcher plutôt que retarder mon Tourmalet* alimentaire. Pareil en ski de fond, lorsque soumis au froid qui complique tout, je ne glissais plus, mais avançais affalé sur mes pôles par saccades, sautillant sur la cambrure élastique de mes Madshus. En randonnée pédestre dans les Adirondacks, au sein des Montagnes blanches du New Hampshire et vertes du Vermont, l’état hypoglycémique conduit plutôt à une introspection mystique, au mutisme le plus inexpugnable. La forêt nous ceinture de toutes parts, mais sa beauté nous est dérobée entièrement, la conscience pognée sous sa canopée opaque, comme dans sa matière laiteuse l’alphabit indéfini noyé à l’article de la mort.

N’importe : mes souvenirs indélébiles dehors, été comme hiver, tiennent tous à l’épreuve, à l’essai solitaire de mon endurance. FLD, mes humbles initiations.

* Le célèbre Pyrénéen pourrait signifier tour à tour « mauvais détour », « montagne sèche » et « montagne lointaine ».

Boston

Boston

Mars annonce le printemps, et le printemps annonce Boston. Plutôt, le printemps est l’apanage de Boston, ville sur laquelle s’échoue le plus vieux marathon au monde, qui ouvre dans la plupart des esprits la saison des grandes courses. Il y a certes Tokyo en février et Londres en avril, mais le rêve est perpétuellement américain. C’est sur les terres du Massachusetts, là où s’est construite l’Amérique, que les coureurs rêvent au moins une fois d’user leurs petites semelles sur la grande ornière de l’Histoire.

J’y étais, il y a deux ans.

Je me souviens, gamin ou ado, être tombé à quelques reprises sur le marathon de Boston à la télé, toujours un lundi de grisaille, chose inouïe puisque dimanche clôturait habituellement le noble sport (d’endurance, j’entends) au petit écran. Mon père m’avait alors raconté l’histoire de Jacqueline Gareau et de Rosie Ruiz. Mais j’en savais peu, et m’intéressais de loin à ces choses au si long cours, en la monotonie desquelles je m’inclinais avec égards mais sans ambages, laissant les autres battre le plat bitume, batailler interminablement hors des forêts, hors des montagnes, en dehors de tout véritable paysage, dans quelque bled prosaïque, sur des rues dont les noms rappelaient trop bien ma morne existence citadine.

Puis, le lundi 15 avril 2019, j’étais de ces autres, dans un bled nommé Hopkinton, et rien ne me paraissait plus extraordinaire que la succession de chemins asphaltés menant à Boston.

La veille, dans mon appartement loué, j’avais vu Philippe Gilbert triompher sur le vélodrome de Roubaix et le rondelet Patrick Reed affubler Tiger Woods du veston vert à Augusta. Paris-Roubaix en cyclisme, le Masters au golf, Boston en course à pied, la troisième d’avril est toujours la première à marquer au calendrier.

Le matin de la course, très tôt, il fallut prendre un autobus et quitter la belle ville pour atteindre l’obscur village. Dans les tristes ténèbres pleines de vent et de pluie, j’avançai en trottant, en marchant, en courant, croyant faire là un échauffement précoce et salutaire mais ayant trop chaud, cependant que rien n’était plus désagréable dans l’attirail que m’imposaient la Nouvelle-Angleterre et sa météo boudeuse. Un poncho en plastique, du genre de ceux qui – recevant la pluie, mais tenant captive la sueur – restent mouillés en tout point, et des sacs blancs d’épicerie noués aux chevilles plombaient mon allure, un peu le moral aussi, semblaient menacer jusqu’au temps que j’espérais fracasser dans quelques heures. Des petits fantômes, frères et sœurs d’armes, de partout surgissaient d’entre les bâtiments endormis, sur les rues noires que seuls éclairaient les feux de circulation tricolores. Peut-être formions-nous alors, minable procession de ponchos, aux yeux indifférents des passants qui s’en allaient travailler, l’étonnant rappel du bordel à venir dans leur métropole, comme un second cadran du matin qui marquait pour nous plus que pour eux une grande et importante journée.

Dans l’autobus, je pris place aux côtés d’une femme de mon âge, puis entamai mon gruau pris en pain sur l’étroite banquette brune de mon enfance. Durant l’interminable trajet, je m’excusai trop de fois auprès d’elle, lançant niaiseusement : « Sorry, sorry, I hope it’s OK », comme si avaler de l’avoine en poncho dans un autobus scolaire relevait du péché. L’expiation, elle me l’offrit pourtant chaque fois qu’elle osait cette gentillesse : « No, no, of course, go ahead, it looks good ».

Parvenus sur les lieux du départ, ce fut la guerre pour trouver abri, car avant même le manque de sommeil, le surentraînement, le sous-entraînement, les blessures, les ressorts imprévisibles de la digestion, la mauvaise connectivité GPS, la prime crainte du coureur le matin de la course est de mouiller l’empeigne neuve de ses souliers. Des tentes à perte de vue abritaient des mines flegmatiques, rêveuses, absentes, cordées serrées, les plus chanceux assis sur la pelouse humide, les autres debout à scruter le prochain à se dépêcher vers les toilettes chimiques. Moi-même dus m’y résoudre à la toute fin, après près de deux heures d’immobilisme, et quitter mon bout de gazon à regret, mais les files indiennes tous azimuts vers les toilettes me bloquaient déjà la voie, m’empêchèrent d’espérer pouvoir vider mon thermos de café plein la vessie et les boyaux à temps pour le départ.

Ma qualification inespérée, le temps au marathon de Philadelphie à abaisser à tout prix, la vigueur relative de mes jambes, ma présence même à Boston, tout cela disparu, mis en sourdine par mon ventre prêt à éclater. Le départ était imminent. Dans la cohue, il fallut me débarrasser de mes collants, lambeaux rouge et bleu, vieilles étoffes élimées portant en dégradé le nom de mon ancien club de ski de fond : Fondeurs Laurentides. Tout était fourré dans de larges poches que tenaient ouvertes les bénévoles contents. Thermos, sac à dos, poncho, perdus aussi pour toujours.

J’hésitai à retirer ma casquette pendant l’hymne américain, la calotte sur le cœur me semblait une peine dont le Québec et les autres nations pouvaient bien être exonérés. Au coup de départ fusant enfin vers un soleil qui nous surplomberait toute la journée, nous nous enfonçâmes mais trop lentement, sans propulsion franche, comme un déversement de boue, avec tout juste l’élan gravitationnel. Sur les bordures de trottoir, entre les boîtes aux lettres, sur les terrains mêmes des badauds qui applaudissaient devant leurs maisons victoriennes, et dans l’atmosphère desquelles lévitaient des relents de saucisses et de boulettes (les Américains rompus le matin au barbecue plus qu’à l’athlétisme), je m’affairai à contourner, dépasser, enjamber, rattraper. Au premier point de ravitaillement, le bitume était patinoire, et il fallut force adresse parmi les torrents d’eau et de Gatorade, jonchés de milliers de petits cônes de carton et de quelques épaves (trois ou quatre corps échoués sur le sol glissant). Les montres hurlaient, les drapeaux virevoltaient, nous étions bel et bien chez nos voisins du sud.

Si d’un long trait ma Garmin put dessiner mon allure (le pace, oracle du coureur, l’aiguillant au paradis ou tout droit en enfer), un cardiologue d’abord inquiet se serait réjoui de le voir décoller enfin au trente-deuxième assaut (kilomètre), piquant vers la stratosphère et tergiversant dans les hauteurs jusqu’à la fin, et aurait cru y déceler une renaissance de cœur. L’inverse, manifestement, se produisit, ou plutôt rien de tout cela, car alors que je courrai les deux premières heures à cadence de métronome comme un champion, j’avais la mort aux jambes. Mon sang fumait à gros bouillons (le poncho, coupable?). Vivant, je ne l’étais que d’après la sonnerie de ma montre qui me le rappelait nonchalamment, chaque kilomètre. Mais je tenais bon pourtant, je ne sais comment, enfin si : par orgueil, à coup sûr. Et ce n’est pas par poésie de la mise en abîme ni par penchant métaphorique que je m’arrêtai finalement dans la célèbre Heartbreak Hill, côtelette terrible, puis marchai défait les kilomètres suivants. Ma blonde me dit plus tard qu’à ce moment, elle qui suivait avec son père la course à la maison (bien enceinte et clouée là pour des raisons d’assurance), vit le cercle GPS portant mon nom disparaître soudainement de l’application sur son téléphone. Volatilisé, car trop lent. Quelque part, dans la stratosphère, je suçais un popsicle orange, philosophais sur les racines de l’existence en pensant au classique de Kundera, que je n’avais par ailleurs jamais lu : la vie est ailleurs.

Je fus le premier de retour dans l’appartement, tandis que ma mère en digne maman (qui m’avait accompagné dans mon escapade bostonnaise, ma grande sœur et ses enfants aussi) cherchait son fils parmi lits et civières de l’infirmerie non loin de l’arrivée. Au souper, une fois tous réunis, ma sœur qui connaissait pourtant bien son frère et devinait aisément mon amertume, devisa avec sagesse et un trop franc sourire :

« C’est une bonne leçon de vie, peut-être la meilleure chose qui puisse t’arriver. »

Mon frère me dit la même chose au téléphone. Dans deux semaines, ma fille verrait le jour, en détournerait le tranquille cours, et m’apprendrait que ces petites défaites ne sont rien. Ma sœur et mon frère avaient entièrement raison, mais je n’étais pas encore père, et avant de le devenir, je continuais à jouer le gamin ébauchant de grands rêves, ébauchant en secret ce soir-là au sein du tumulte des analyses post-course et méta-analyses de vie un souhait inavouable et incertain : Boston, dans ta grande ornière je reviendrai.

***

Le titre de mon dernier (et premier) article, Fartlek, ne cherchait pas à tromper le lecteur, mais en jeta quelques-uns dans une inévitable méprise. Ce terme suédois, désignant étymologiquement un jeu de vitesse, trouve aujourd’hui d’amoindris échos à l’ère des plans d’entraînement, de la souffrance orchestrée, structurée, chiffrée. Le fartlek, ostentatoirement dépourvu de cadre, de règles, décliné en vitesse selon l’agrément du sujet, d’après les ondulations du sol et les soubresauts de la volonté, échappe tout à fait à la mesure. À l’image, en bref, de mon texte fuyant et un peu comme la plume – brouillonne, changeante, ludique – dont le jeu sans cesse dissimulé est celui de la démesure.